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NOTE DE SYNTHESE sur les Modes opératoires des Flux financiers illicites : Numéro 01

Note de synthèse 1 : Modes opératoires des Flux financiers illicites

Consultant : Mme FALL Fatou, Expert Analyste en Défense, Sécurité et Paix

Les flux financiers illicites touchent de gros secteurs comme les transactions fiscales et commerciales et les industries extractives entre autres. Afin de mieux cerner cette problématique, il convient d’identifier les modes opératoires pour ainsi pouvoir dégager de nouvelles perspectives de lutte efficaces.

Selon les secteurs d’activités, les modes opératoires varient.

  1. Les modes opératoires dans le secteur des industries extractives

S’agissant du secteur des industries extractives, Papa Alioune Badara PAYE, secrétaire permanent adjoint du Comité National d’Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives (CN-ITIE) décline les modes opératoires en partant de la phase de recherche, en passant par la phase d’exploration jusqu’à la production. Ainsi, les pratiques suivantes sont souvent observées dans le secteur des industries extractives.

  • La plupart des sociétés ont leur maison-mère basée sur des territoires à fiscalité privilégiée.
  • Les sociétés qui bénéficiaient d’exonération en phase d’exploration continuent à en user même en cas de découverte. En effet, elles avancent comme motif la perte en raison d’une absence de production immédiate et donc de commercialisation éventuelle. Or, le motif de perte ne peut exister du moment que la découverte est bien constatée.
  • S’agissant de la phase d’exploitation, il est récurrent d’assister à la création d’une filiale sous-capitalisée. Celle-ci ne disposant pas de fonds propres pour mener son développement et conduire l’exploitation se verra renforcer en ressources financières par la maison-mère. La filiale fera inscrire ces provisions dans un registre de dettes en plus d’hériter de toutes les dépenses d’exploration, de recherche effectuées auparavant. Le prêt financier attribué à la filiale permet ainsi de se retrouver dans une situation de charges financières déductibles puisqu’étant considérées comme des charges réelles lors du calcul du bénéfice comptable, du bénéfice fiscal et donc lors du calcul de l’impôt sur le revenu. Ce modus operandi est à la source du rapatriement des bénéfices vers la maison-mère.
  • Un autre mode opératoire apparaît dans les phases de production et de vente à savoir la falsification des prix du commerce. Cette pratique consiste à procéder à une surfacturation, ce qui entraîne une augmentation virtuelle des charges. Ainsi au cours de l’exportation, une sous-estimation est opérée en vue de réduire les impôts payés dans les pays d’arrivée de la marchandise.

 

2. Les modes opératoires relevant du blanchiment d’argent

S’agissant des activités commerciales, d’autres pratiquent conduisent au blanchiment. Selon Cyprien DABIRE, magistrat de grade exceptionnel à la CENTIF du Burkina Faso et expert pays anticorruption pour l’ONUDC, le blanchiment est le processus par lequel le produit du crime subit une série d’opérations visant à changer ou dissimuler son origine illicite et à lui donner une apparence licite. L’attribution de la qualification de blanchiment à une pratique ne requiert pas nécessairement l’effectivité des différentes étapes précitées. En effet, la simple détention du produit du crime est aussi qualifiée de blanchiment. Cette démarche vise à faciliter les opérations de poursuites en vue de limiter les dégâts énormes causés à l’économie.

A ce titre, il convient de relever que le cycle du blanchiment d’argent comprend les trois étapes principales suivantes :

  • le placement qui correspond à l’introduction des fonds dans le système légal financier ;
  • l’empilement qui est une série de conversions et mouvements des fonds pour les éloigner de leur origine illicite ;
  • l’intégration qui consiste à insérer les fonds dans les activités économiques légales.

Le blanchiment d’argent s’effectue également sur la base de modes opératoires que sont:

  • le raffinage: transformation de petites coupures de billets en grosses coupures pour faciliter le transport ;
  • le change: opération de change de la devise initiale des fonds illicites en une autre devise monétaire ;
  • le fractionnement : répartition d’une somme importante en de petits montants pour ne pas attirer l’attention ;
  • la structuration: regroupement progressif de fonds au niveau d’un même destinataire ;
  • la multiplication: augmentation du nombre de dépôts, de comptes bancaires, de personnes dépositaires. Cette technique est souvent couplée avec celle du fractionnement ;
  • l’amalgame: introduction et mélange des fonds illicites avec ceux d’une activité professionnelle ou commerciale légale ;
  • le dépôt: remise de fonds illicites sur un compte bancaire ;
  • le portage droit: les droits de propriété sont portés par des tiers en qualité de prête-noms ;
  • la compensation: transfert de fonds sans déplacement physique ou électronique, par compensation entre deux sommes détenues par des personnes différentes ou des sociétés ;
  • la substitution: échange des fonds illicites par d’autres produits ;
  • l’achat cash: utilisation directe des espèces produites par les activités illicites à travers les investissements directs ;
  • le transport: convoyage d’espèces ou d’autres valeurs issues des produits d’activités illicites ;
  • le compte coucou: utilisation des comptes de particuliers ou de tiers dans lesquels on verse des sommes illicites pour effectuer des virements vers d’autres comptes intéressés ;
  • le compte trampolinequi ressemble au compte coucou: utilisation d’un compte ou d’un individu en vue de recevoir et transmettre les fonds entre l’émetteur et le destinataire ;
  • la garantie: constitution d’une garantie officielle dans une région donnée avec des fonds illicites en vue d’obtenir en général un prêt officiel auprès d’un établissement financier ;
  • le trucage de valeur: pratique des surfacturations et sous-facturations ;
  • la spéculation: réalisation d’opérations successives d’achats et de revente d’actifs initialement financés par des fonds financiers illicites ;
  • le transfert: déplacement des FFI d’une région à une autre à travers des virements, mandats postaux ;
  • le face à face: complicité entre les deux parties et pratique d’opérations telles la simulation de gains aux jeux de hasard, les opérations d’achat revente sur internet entre autres ;
  • la location: louer des biens immobiliers avec des FFI.

 

3. Les modes opératoires relevant de la corruption

La corruption est une activité transversale dans la mesure où elle alimente les autres secteurs à l’origine des FFI. Dès lors, il convient d’identifier les voies de manifestation de la corruption selon Luc Y. DAMIBA, expert anti-corruption et directeur du centre de recherche I-LAABA.

Dans un premier temps, il est important de saisir la notion de corruption en ce sens qu’elle se résume à un détournement des processus, des fonds, des moyens destinés à l’usage public vers une consommation privée. Le phénomène de la corruption n’a commencé à alimenter réellement la réflexion des analystes qu’à partir des années 80, notamment la corruption transnationale et internationale. Il apparaît que la corruption est fortement favorisée par des modes de gouvernance que sont :

  • la gouvernance de la prédation: du sommet à la base, les comportements vont dans le sens de la privatisation de l’Etat ; chacun cherchant à s’approprier les biens publics ;
  • le mode douanier de la gouvernance: attractif et repoussant en raison de la facilité d’enrichissement dans ce corps et de la perception populaire ;
  • le mode d’investissement politique: reposant principalement sur la corruption électorale. En effet, un acteur politique est souvent soutenu par de puissants organismes ou groupes privés lors des périodes électorales en vue de préserver de futurs intérêts en retour une fois élu ;
  • la gouvernance par l’urgence: aucune planification n’est prise en compte, le régime de fonctionnement repose sur l’urgence ;
  • la gouvernance sans traces écrites avec le recours aux virements sans traces ;
  • la gouvernance de la violation indirecte de la souveraineté: les succursales internationales passent par des réseaux tissés en vue d’obtenir des faveurs. Ces réseaux en facilitant s’inscrivent dans une démarche de corruption.

Les modes opératoires des pratiques de corruption dans le domaine des FFI renvoient :

  • au blanchiment d’argent ;
  • au versement de pots-de-vin par les entreprises internationales ;
  • à l’évasion fiscale ;
  • à la falsification des transactions commerciales ;
  • au transfert illégal de fonds provenant de sources légales en destination de paradis fiscaux.

Si les modes opératoires pouvant générer des FFI sont nombreux et que des mécanismes de lutte fonctionnels existent en vue de combattre ce fléau, il demeure que de nouvelles perspectives de lutte sont à envisager afin de mieux endiguer les FFI qui freinent le développement des pays africains. Ainsi, dans les pays francophones de l’Afrique de l’Ouest, la législation prévoit un certain nombre de mécanismes pour limiter l’exercice du procédé de sous-capitalisation. C’est à ce titre que par exemple pour être pleinement déductible, il faut que la société respecte un ratio de sous-capitalisation par rapport à ses dettes et que le taux d’emprunt soit plafonné par rapport au taux d’escompte de la BCEAO. Toutefois, les initiatives suivantes pourraient contribuer au renforcement des éléments de réponse dans la lutte contre les FFI :

  • le questionnement des factures mais aussi des sous-traitants qui souvent peuvent augmenter les prix en toute complicité avec les titulaires des titres miniers ;
  • l’optimisation des régimes dérogatoires par l’administration sachant que l’économie est évolutive et que de nombreuses sociétés abusent des régimes dérogatoires afin de faire grimper les bénéfices. A ce titre, la modélisation fiscale, la modélisation des contrats d’exploitation pourraient permettre de contrecarrer les techniques de tromperie de la vigilance de l’administration ;
  • l’encadrement du recours à des sous-traitants. En effet, cela permettrait de remédier à la pratique du recrutement massif de travailleurs expatriés visant à entraîner une augmentation des charges avec une grille salariale prenant en compte la condition d’étranger de ces derniers. Il faudrait ainsi attirer l’attention sur le fait que cette main-d’œuvre est souvent fournie par la maison-mère, qui est le plus souvent logée dans un paradis fiscal. La mise en œuvre de méthodes d’encadrement de cette pratique irait dans le sens de parer à l’échappement de l’impôt sur le territoire d’extraction vers la maison-mère qui à son tour paye ces expatriés avec ces ressources non imposées ;
  • la conduite d’investigations concernant les coûts liés à l’installation de la mine ;
  • le renforcement de la surveillance en vue de détecter toute exploitation illégale de minerai ;
  • la mise en place de commissions de négociation transparentes pour lutter contre la corruption ;
  • le renforcement de la coopération internationale en raison de l’internationalisation de ces actes de délinquance et en vue de pouvoir recouvrer les sommes perdues et les rapatrier ;
  • la maîtrise des sources de financement, la saisie et la confiscation des avoirs issus du blanchiment ;
  • le développement du contenu local;
  • le renforcement de la collaboration entre la CENTIF et les journalistes d’investigation pour susciter les déclarations d’opérations suspectes (DOS) et la conduite de réflexions dans l’optique de légiférer cette collaboration ;
  • la création d’une passerelle directe entre la CENTIF et les lanceurs d’alerte;
  • l’étude des dispositions relatives aux données à caractère personnel en vue de trouver un consensus entre le respect de la vie privée des individus et la facilitation des travaux d’investigations des journalistes et autres acteurs dans la quête d’informations sur le blanchiment d’argent.

Au regard des impacts de la corruption, notamment sur les volets économique, politique et sociétal, à travers la déstructuration des Etats africains en raison de l’affaiblissement des capacités à mobiliser des recettes fiscales, des perspectives de solutions pour sortir des cycles de corruption pourraient reposer sur :

  • le renforcement de la législation nationale et internationale afin de faciliter les procédés de rapatriement des fonds ;
  • la gestion des personnalités politiquement exposéesavec la mise en place d’une commission chargée d’effectuer une mise à jour des avoirs de ces personnes ;
  • l’adoption de la pratique du gel des avoirs afin de disposer d’un pouvoir de dissuasion ;
  • la matérialisation d’un engagement politique fort et durable à travers le renforcement des pouvoirs d’organes tels que la CENTIF, notamment sur le plan judiciaire et la mise en place d’organes plus robustes en termes de prérogatives ;
  • la sensibilisation et la mobilisation des populations afin de susciter la dénonciation de la corruption et l’emploi des revendications pour le rapatriement des avoirs ;
  • le renforcement de l’action de la justice dans les États francophones en opérant une distinction entre les pouvoirs exécutif et judiciaire et en rendant publique la déclaration de patrimoine.

En outre, la recherche de l’information pertinente pour lutter contre les FFI dans le secteur des industries extractives est d’un atout crucial. Ainsi, les chercheurs pourraient s’intéresser aux aspects suivants :

  • l’identification des personnes disposant du droit de délivrer des permis afin de retracer des données telles l’appartenance à un parti politique, la participation à des activités relevant du militantisme pour une cause donnée entre autres ;
  • l’établissement d’un registre public contenant des informations sur les bénéficiaires effectifs des permis d’exploitation permettrait de remédier aux difficultés d’accès à l’information rencontrées par les chercheurs sachant également que les frontières ne constituent point un frein à l’augmentation des FFI d’une part et, d’autre part, de déceler les éventuels conflits d’intérêts entre la vie politique et l’attribution des marchés ;
  • la question de la territorialité de la création de l’entreprise dans l’espace OHADA.

Parmi les modes opératoires les plus empruntés pour générer des FFI dans le secteur de l’exploitation des ressources minières et pétrolières, celui de la sous-capitalisation est le plus usité.  Les conséquences de ces modes opératoires que sont l’augmentation du nombre de crimes, d’homicides, la récurrence des conflits violents et ethniques, l’expansion du terrorisme, l’affaiblissement de l’Etat de droit entre autres, exigent la mise en place de mécanismes plus efficaces en vue de parer aux menaces constantes qui planent sur les politiques de développement. Sachant que ce sont les pays qui disposent d’une faible capacité de production de ressources qui s’érigent en paradis fiscaux en vue de mobiliser des recettes fiscales assez conséquentes, il faudrait une réactivité forte des administrations et de la société civile dans les Etats africains et surtout ceux francophones. L’accent est mis sur ces Etats en raison de l’absence de séparation nette entre les pouvoirs exécutif et judiciaire qui crée en réalité un environnement favorable au développement des FFI et freine la mise en œuvre des dispositifs de maîtrise de ces flux.

S’il faut procéder à un encadrement strict de l’action politique dans ce domaine, il apparaît évident que la mobilisation citoyenne est le premier levier de pression sur lequel il faut miser.  En outre, sachant que les frontières ne constituent nullement des barrières à l’essor de ces FFI, il est important de développer un réseau de chercheurs à l’échelle internationale en vue de saisir la portée des données générées de part et d’autre mais également mieux analyser les effets de la diplomatie commerciale.

Les intervenants

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